Une jeunesse allemande de Jean-Gabriel Périot
Monteur un jour, monteur toujours... si le travail de Jean-Gabriel Périot repose effectivement sur son savoir-faire en matière de montage, il serait dommage de le réduire à cette prouesse technique. Ses films ont à la fois une âme, un propos, une forme cinématographique qui donne au sujet qu'il traite une texture singulière. Nous avons voulu en savoir plus sur Une jeunesse allemande, film d'archives autour de la Fraction Armée Rouge.
En ouverture d'Une jeunesse allemande, il y a la question posée par Godard sur la possibilité de filmer après la guerre, puis cette arme pointée sur la caméra et sur le spectateur. Pourquoi avoir choisi une introduction aussi spectaculaire ?
C’est un film qui raconte une histoire, mais aussi un film sur les images et leurs enjeux. Je voulais donc dès son début que des questions de cinéma soient posées directement, notamment sur la représentation de la violence. Ce pistolet pointé face au spectateur à la suite d’une caméra, c’est une façon de rentrer dans un film qui parle des images. Godard, lui, parle de la situation des années 1970 en Allemagne. Il dit « aujourd‘hui ». Sa question est à la fois très circonscrite « comment faire aujourd’hui un film en Allemagne ? », mais c’est aussi quelque chose que j’entends de façon plus large : peut-on encore faire des films aujourd’hui ? Peut-on faire un film aujourd’hui en France ? Finalement cette question est déclinable à l’envi. Je voulais en début de film utiliser des extraits assez prégnants qui imposent ces questions, même si celles-ci sont encore très abstraites au début du film.
Le dialogue entre la bande son et l’image est très important dans votre travail. Comment avez-vous travaillé cette relation dans Une jeunesse allemande ?
Dans ce travail d’exploration du lien entre la musique et l’image d’archive, ce film est plus simple d’une certaine manière, parce que le son, à part de très rares exceptions, est toujours celui des extraits. Habituellement, je travaille plutôt des images muettes, et du coup la musique, ou le son rajouté, prend beaucoup de place. Là, je voulais respecter le son original des archives que j’utilisais. Du coup, c’est un film très bavard, l'époque était très bavarde et la langue allemande a une rythmique très dense. Si dans la langue française on fait une pause après les points, dans la langue allemande, les phrases peuvent être très longues et s'enchainer très vite. Parfois on aurait besoin d’un peu de temps pour assimiler ce qu’on vient d’entendre et il a fallu que je me batte pour avoir des temps de silence. La musique intervient de temps en temps justement pour marquer des pauses ou pour travailler sur des questions d’énergie, plutôt que de contenus. Quand on fait un film avec 100% d’archives en les respectant dans leurs constructions, on sait qu’il n'y aura pas de place pour rajouter des choses.
Vous dites que vous apportez beaucoup d’attention à l’invisible qui donne du sens, est-ce que cet invisible se déploie dans Une jeunesse allemande ?
Beaucoup moins que dans d’autres films. Et il faut faire attention au fait que quand je parle d’invisible je parle de plusieurs choses à la fois…
Avant tout, on produit beaucoup d’images depuis l’invention de la photographie, toutes n’ont pas à être sauvegardées bien sûr (et heureusement), mais on se rend souvent compte quand on s’intéresse à ces images du passé que certains types d’image sont plus oubliées que d’autres, notamment celles qui ne contreviennent pas à l’Histoire officielle. Une jeunesse allemande travaille à cet endroit-là. Pourtant ce qui est paradoxal avec un tel film, c’est qu’il utilise une grande majorité d’archives jusque-là inédites mais que le spectateur n’en sait rien. Du coup, certaines des questions qui me font faire le film ne peuvent être partagées avec les spectateurs (pourquoi ces images, sans avoir été censurées, n’ont jamais été remontrées ? Peuvent-elles nous renseigner sur l’histoire de la RAF (Rote Armee Fraktion ou Fraction Armée Rouge), sur le choix de l’action armée, etc. ?).
Le montage est un travail de ciselage qui demande du temps et qui dans vos films semble monumental. Comment avez-vous travaillé ?
Au début il y a une rencontre de l’histoire de ce groupe à travers les livres puis, très vite, je réalise que des images doivent exister puisque une partie des membres de la RAF en a fabriqué. J'en ai alors trouvé peu, mais suffisamment pour faire l'hypothèse qu'il y aurait assez de matière pour faire un film. Pendant plusieurs années, le jeu va être à la fois de mener une recherche très universitaire, très historienne, pour trouver un maximum d'informations et, en parallèle, une recherche d'archives vaste et presque archéologique. En Allemagne, les archives de ces années-là sont très mal organisées et donc il m’a fallu regarder des centaines et des centaines d'heures de films, d’émissions télé, de films amateurs... En parallèle de ces recherches, j’ai commencé le montage assez tôt et je l’affinais au fur et à mesure que les images arrivaient, ce qui permettait d'ouvrir de nouvelles pistes de recherches ou d’en abandonner certaines. Cela m'a pris 9 à 10 ans entre l’écriture du premier projet et la fin du film.
« Même si nous ne luttons pas directement, nos caméras sont techniquement et chimiquement des outils d’activisme », que pensez-vous de cette phrase dite dans le film par une étudiante ?
Ce qui m'a beaucoup interrogé lorsque je découvrirais plus en profondeur cette période autour et post 67-68, c'est le lien entre le cinéma et la politique au sens large, jusqu'à l'activisme, l'engagement. Ce sont des questions que je me pose beaucoup en tant que cinéaste : à quoi ça sert ? Pourquoi on continue à faire des films ? Je trouve qu’il y a beaucoup de prétention à dire « nos caméras sont des outils d'activisme », je pense même au contraire que rien ne vaut le réel activisme dans la « vraie vie » et sans caméra. J'ai gardé cet extrait dans le film parce qu’il est exemplaire de la manière dont certains cinéastes s’exprimaient à l’époque, et que l’on peut justement en discuter. Mais s'il y a une déclaration dans laquelle je me reconnais, c'est à la fin du film, quand on demande à Fassbinder ce qu'il pense de la situation du moment et qu'il répond : « Peu importe. Ce que j'en pense, tout le monde s'en fout ! ». Je suis d'accord avec lui, autant d’un point de vue de cinéaste que de spectateur voire de citoyen. On s’en fiche de savoir ce que les réalisateurs pensent du monde tel qu’il va ou quel est leur « point de vue » sur les sujets de leurs films. Un cinéaste est là pour poser des questions, pour exprimer ses doutes, mettre à jour des contradictions, etc. En tous cas, c'est ma position, de ne jamais considérer qu’un cinéaste puisse avoir des réponses (sauf bien sur dans le cadre d’un film de propagande).
Le film est sorti en 2015, dans le contexte très particulier des attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan, comment avez-vous vécu ce concours de circonstances ? Est-ce que ça a eu un impact ?
Malheureusement avec ce type de film on est souvent dans l'actualité. Il y avait de fortes chances pour que, sur la vie du film, une actualité liée au terrorisme surgisse. Nous étions en tournée avec le film lors des attentats de Charlie Hebdo et nous nous sommes posés la question de continuer ou pas. J’ai proposé au distributeur de faire une séance test et d'arrêter si c'était trop difficile. Cependant, et étonnamment pour moi, les attentats ont changé totalement la manière dont la discussion avec la salle s'est organisée. Les spectateurs avaient vraiment besoin de parler. Les débats sont devenus très riches, moins abstraits et finalement nous n'avons pas annulé la tournée, cela avait du sens de présenter le film à ce moment-là.
Le spectateur a-t-il une influence sur votre travail de création ?
Je me refuse de penser au spectateur pendant la fabrication d’un film. Je pense même qu'on se trompe quand on veut s'adresser directement au public. Je fais un film avant tout pour moi, comme un moyen de travailler, de me poser des questions, et je ne me préoccupe pas de ce que je vais transmettre. Cependant, je sais que je ne suis pas quelqu'un d'unique ! En général, quand je suis ému par un de mes films ou qu'il me questionne, c'est quelque chose qui se partage forcément avec d'autres spectateurs. J'ai été longtemps monteur et j'ai vu des films ne plus ressembler à rien à force de vouloir plaire à tous, ce qui est d’ailleurs impossible. Selon moi, il faut toujours prendre le risque de se tromper. Sur Une jeunesse allemande, il y a évidemment des choses auxquelles j'ai fait très attention, parce qu'ayant vécu dix ans avec cette histoire, j'en connaissais le moindre élément. Du coup, j'ai rajouté des fragments pour donner aux spectateurs qui ne sont pas allemands des éléments de compréhension nécessaires à la lecture du film. J'ai demandé à des amis de venir sur des visionnages pour savoir quels étaient les endroits où vraiment ils n'avaient aucune clé pour contextualiser ce qui était en train de se passer. Donc je pense quand même un peu aux spectateurs !
Vous venez de publier un livre d’entretiens avec le philosophe Alain Brossat, qui a dit, dans une émission de radio où vous étiez tous deux invités, que vous étiez un cinéaste du spectral. Qu’a-t-il voulu dire ?
Je pense qu'il développait l'idée de mon travail de cinéma comme une tentative de ramener à la lumière de notre présent des histoires, des images, des figures, non pas oubliées mais enfouies, et qui posent problème. Le fantôme erre entre présent et passé parce que quelque chose n’a pas été réglé, comme dirait Georges Didi-Huberman, il fait symptôme. Et, toujours selon Didi-Huberman, le monteur d’archives va rechercher des images qui posent problème dans leur passé mais qui garderont leur pouvoir de hantise au sein d’un nouveau montage. Probablement que, pour Alain, il y a quelque chose d'un peu plus politique, avec mes films, je sortirais des cadavres des placards, j'exhumerais des histoires non résolues, je ramènerais à la lumière des points noirs de l’Histoire.
Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?
Je viens de finir Nos défaites, un film qui sortira en 2019 et qui traite du rapport qu'entretiennent de jeunes lycéens avec la politique d'aujourd'hui. Ce film utilise les archives de façon différente : les élèves rejouent des extraits de films des années 1960/70, plutôt des films militants post-68, et je les interroge ensuite sur leur rapport à la politique. Il y a aussi un film, en coréalisation, sur Sarajevo, un documentaire qui mélange archives et images filmées, où l'on essaie de comprendre la ville d'aujourd'hui par rapport à son histoire. Et enfin, je prépare une comédie musicale : mon premier film totalement apolitique !
Aurélie Solle
Cinéma documentaire, Bibliothèque publique d’information, Centre Georges Pompidou
18 janvier 2019
https://pro.bpi.fr/catalogue-national/une-jeunesse-allemande